Lire Modiano – 4

Ah, l’horizon en fuite…

Modiano Orizzonte

GABRIELLA MONGARDI.

“Horizon”, participe présent du verbe ̔ορίζω grec, signifie «qui marque la frontière, qui définit ». Ce roman est en effet l’«horizon» de Patrick Modiano, car il englobe tout l’univers de l’écrivain, il en constitue un distillat, l’essence.

Nous retrouvons ici tous les «ingrédients» de son écriture: Paris avec ses quartiers et ses cafés ainsi que le métro avec ses stations, source de narrative inépuisable, de personnages simultanément à la recherche et en fuite, comme suspendus dans une dimension onirique qui les rend indéfinissables, le langage simple et clair mais encore vif et poignant, parce que – pour emprunter les mots de Kafka – “il ne crée pas, il rappelle “. Impossible de résister à l’intensité de son rappel, ni les choses et les figures qui apparaissent de façon intermittente dans les pages de Modiano résistent, évoquées par une écriture chamanique et délicate, disposées sous forme de constellations toujours les mêmes et toujours différents; ni le lecteur résiste, hypnotisé par les onze «chapitres» de «l’histoire», il s’abandonne à un flux d’associations, d’images et de souvenirs aussi suggestives qu’insaisissables.

Les guillemets sont nécessaires, car le roman ne raconte guère une histoire au sens traditionnel, et il échappe donc à tout effort de le résumer. Dès la première page, le personnage central, Jean Bosmans, est présenté comme un chasseur de fantômes, qui cherche en vain d’attribuer un visage et de donner cohérence aux épisodes éphémères de jeunesse qui rejaillissent de son esprit, souvenirs qui restent dépourvus d’une suite et déconnectés du reste de sa vie. Seuls outils de sa chasse, le fidèle carnet noir Moleskine sur lequel dresser une liste de ces souvenirs intermittents, et bien sûr un stylo pour y enregistrer l’apparition de quelque faible lueur au fond de l’obscurité . Quelques pages plus loin on apprend le nom de l’héroïne féminine, Margaret Le Coz, et peu après leur première rencontre est rappelée, mais sans pour autant nous permettre de savoir si leurs vies s’étaient entremêlés par une histoire d’amour : ils se sont retrouvés côte à côte, mais chacun dans son propre couloir temporel, comme deux personnes d’une part et de l’autre de la vitrine d’un aquarium.

Si le thème du temps – le temps qui passe et auquel le seul refuge qu’on puisse trouver est dans les replis secrets des quartiers de Paris – reconduit inévitablement à un parallèle entre Modiano et Proust, en réalité, de nombreux échos kafkaïens se découvrent. Il ya a la même condition de maladie incurable du déracinement ainsi que le dévoilement de la «comédie» représentée par les «lits solides» et les «toits solides”, alors que nous sommes tous des nomades “sous un ciel froid sur une terre froide” (F. Kafka, La nuit) – tous naufragés sans aucun point de repère, sauf l’écriture.

Achevée la lecture du bouquin, il devient évident que ce qui n’est pas écrit compte plus que les mots utilisés et qu’il faudrait recommencer à relire du début à la fin pour rechercher la filigrane, entre les lignes, la vraie histoire, celle réduite au silence. Comme dans l’astronomie, où la matière noire était plus vaste que la partie visible de ta vie: cette loi, que le héros annonce à l’ouverture, s’applique non seulement à la vie, mais aussi bien au livre entier.

(traduit par PAULINE CADIEUX)