DANIEL ARANJO
PROSE PRISE SUR LE MOTIF
mais tu parles
et je ne t’entends plus, je te regarde
mais tu parles
et dans la foule bruyante, soudain silencieuse,
je ne vois plus que ton dialecte mélodique et nasal descendre et monter
cérémonieusement devant ce concours de danse d’un amphithéâtre de nuit
et tes yeux noirs, illuminés de khôl noir et de cendre noire de khôl,
briller
sur ton habit mauve-sang
sur ton habit bleu pâle
sur ton habit obscur
(oh pusses-tu te voir
comme nous voyons, muets, croître l’éclat noir de ta voix
et celui de tes yeux quand tu tournes dans ces hautes robes
mauve-sang
bleu céleste
noir scintillant
qui te grandissent et que tu changes à l’entracte
avec tes cheveux
relevés puis noués noirs en long chignon puis lâchés
pour cette valse ivre de soi, ivre de toi
en fait docile et maîtrisée
et rouge-sang
et bleu ciel
et noir radieux
dans la foudre bruyante, soudain silencieuse,
rebriller en alternant
yeux noirs
feu astral
valse-rhapsodie
sur toi
pour toi
autour de toi
extrême roseraie
et de ces arènes ah hélas à jamais lointaines de nuit)
***
ISOLA MADRE
toujours difficile d’écrire sur le motif
(plus facile d’inventer une mélodie d’après des mots et les mots païens d’une idée) :
le paysage venu de loin de cette île verte-vert-foncé, orangerie-palais, à l’ombre exotique et italienne de ses plantes dites protées, si difficiles à replanter au fond de ce nordique lac majeur,
la différence d’âge aussi (inattendue) entre ces deux lesbiennes sous un cyprès du Cachemire, arraché par la dernière tempête (la “fille” amoureuse, devant tous, un peu démonstrative) -
je préfère oublier le visage de la mère et donner le tien, classique et incestueux, à sa fille
(deux lesbiennes dont on ne sait rien, sinon la différence d’âge, et qui s’embrassent ostensiblement en plein paysage, clos,
sous un courbe ciel sonore oriental et ses papillons impairs de brume noire à repiquer depuis le Cachemire)
*
lustre de la ville la nuit, là-bas, au bord du Lac, où j’ai toujours pensé à toi
(l’esprit a des yeux pour la nuit, des feux loin des hauteurs…)
puis arrive, après dix ans, de nuit : plus brillant que le jour : la clarté du rêve ! clarté même du vague,
sans plus rien à désirer ; le jour serait plus terne, et l’Italie plus sale ; ses peupliers pairs plus vagues
***
CAMILLE
je pense souvent à toi, surtout quand il pleut,
à ta beauté naturelle ; sans te le dire, un peu par paresse ; mais je pense à toi ;
j’embrasse ton visage, de nuit ; mais il ne pleut hélas plus, du tout de nuit
ici
(sur la plus vieille plante du monde, bruyère minérale, sans fleur et à semence unique
ni sur la rose sans fleur du mot rose).
13 octobre 2015
Daniel Aranjo; poète, universitaire et fin lettré. Auteur de nombreux recueils. Il a beaucoup voyagé et a reçu de nombreux prix et distinctions littéraires.