RAOUDHA GUEMARA
Yvonne Fracassetti Brondino et Alain Fracassetti sont les auteurs du livre intitulé La charrette à bras ou l’histoire d’une famille italienne émigrée en France. Publié par L’Harmattan (ISBN : 978-2-343-17082-4 • 25 mars 2019 • 162 pages), il est déjà arrivé à la troisième édition.
Au départ, les auteurs avaient l’intention de préparer un “Album de famille” en recueillant des photographies et quelques documents variés afin de transmettre leurs souvenirs et ceux des parents (peu loquaces dans la vie comme dans les écrits) à leurs enfants et petits enfants, certains italiens et d’autres français. Avec le temps, ce projet aboutit à un récit discret, voire quelque peu détaché, d’une soeur et d’un frère, qui vivent dans deux pays différents (la première en Italie et le second en France) et qui se réunissent autour de souvenirs et de sentiments inconsciemment relégués dans l’oubli, jamais évoqués nonobstant l’affection et la complicité qui les unissent. Ainsi d’évocation en évocation, la réminiscence du passé commun (souvent vécu parallèlement) se traduit dans un livre de mémoire relatif au parcours de leurs parents, émigrés italiens en France où ils ont créé une famille.
Tout commence avec Guido, un jeune garçon de quatorze ans, destiné à être la semence qui germera dans le sol français pour donner vie à l’arbre Fracassetti. Son histoire commence par une rupture avec le passé (l’Italie) puis bien vite, elle s’oriente vers une construction dans la continuité (la France). Durant sa jeunesse, il travaille dans une briqueterie, fabriquant des briques, matériaux de base de ce qui deviendra son métier d’homme adulte: maçon. Un choix certainement inconscient, mais combien révélateur d’un destin à construire, si l’on peut dire, brique par brique. Maçon puis couvreur et entrepreneur, le père construisait des maisons pour les autres mais se spécialisait aussi dans les toitures. Pour lui-même, il a “construit” une famille. Ensuite, il lui a offert le plus solide des toits pour “édifier” une histoire qu’il a voulue différente de la sienne. Pour cette raison, il a décidé de taire un passé et une appartenance italienne à ses enfants qu’il voulait “citoyens français”, ce statut qu’il n’avait pas encore obtenu ni pour lui ni pour sa femme, bergamasque comme lui. Mais la réflexion anodine et fortuite d’une amie intime fait ouvrir les yeux à Yvonne, sa fille adolescente, sur un dilemme qu’elle devait affronter un jour ou l’autre (p. 10 – 20). Ayant grandi dans la culture de l’ “égalité républicaine” de “son” pays (la France), elle entrevoit en un éclair la différence entre “égalité” et “assimilation”, entre “pays idéalisé” et “pays réel”, le “choix” de ses parents, mais aussi l’Italie de leurs origines, tenue secrète aux enfants.
Après la lecture du livre, nous restons marqués par trois images claires et éloquentes:
- L’immage du jeune garçon, âgé de quatorze ans, qui descend de ses montagnes bergamasques pour suivre des hommes adultes et commencer avec eux un parcours inconnu, plein d’incertitudes et de rares rêves (p. 46 – 47).
- La scène qui se déroule durant la guerre en 1939 sur le quai d’une gare de la frontière franco-italienne (p. 80 – 81). Une jeune femme est empêchée d’avancer pour réjoindre son mari qui l’attend de l’autre côté. Elle pousse leur petit garçon et lui demande de courir embrasser son père. Grâce à ce geste, le Premier Homme camusien éclot sur la branche Fracassetti. Venant de l’Italie, le petit Jojo Fracassetti a atteint sa terre natale et sa patrie: la France.
- L’appel sous les drapeaux du conscrit Joseph Fracassetti, citoyen français pour servir la patrie dans la guerre d’Algérie (p. 125 – 126). Stupéfaite devant l’absurdité et l’étrangeté du fait, la famille comprend à ses dépens comment vivre une autre face de l’intégration des émigrés.
Convoquer sa propre mémoire signifie que l’on appelle l’inconscient et que l’on se projette dans une dimension psychique importante. On trie des images qui demandent parfois de passer au crible à cause de l’engorgement provoqué par les souvenirs qui se pressent et s’entassent. Il devient donc nécessaire de jeter les masques, fouiller dans sa propre intimité pour reconsidérer sa propre histoire et celle de sa famille. Les auteurs ne font pas les comptes avec le passé, riche de différentes conjonctures politiques, sociales et économiques qui ont marqué environ un siècle. Ils ont absorbé leur façon de fouiller dans les souvenirs pour mieux comprendre de l’intérieur le vécu de leur famille d’origine, de découvrir leur histoire commune du “dedans” et d’intégrer le tout dans une vision plus claire: l’intégration voulue par le père pour ses enfants et pleinement vécue par ces derniers.
Discrète et (parfois exagérément) pudique, cette écriture de la mémoire est par définition affective parce qu’elle temoigne d’un vécu personnel. Cette oeuvre d’Yvonne Fracassetti Brondino et Alain Fracassetti rentre dans la lignée de ce que les historiens appellent “Mémoires” ou “Histoires de vie”. Si elle témoigne, en effet, de la vie personelle d’une famille, elle rentre dans l’ordre du collectif puisque elle transcrit un vécu d’émigrés italiens en France. Elle transmet à la postérité le souvenir de faits conjoncturaux et même de sensations personnelles éprouvées. Elle engage directement la réflexion sur un phénomène ancestral d’histoire humaine qui ne cesse de se reproduire, partout et dans tous les temps, mais avec des couleurs, des physionomies, des langues et des cultures différentes. Il était et il est toujours traité avec autant de différences. Nous parlons d’immigration/émigration avec son corollaire: l’acceptation de l’Autre, en tant que personne avec son vécu et son statut dans le cadre contemporain du multiculturalisme de la diversité.
(ICI un extrait du livre)