SILVANO GREGOLI
Quand la Lune ressemble à un C, croît-elle ou décroît-elle ? Elle Décroît.
Quand la Lune ressemble à un D, croît-elle ou décroît-elle ? Elle Croit.
La Lune est une menteuse.
J’ai été récemment spectateur de deux faits insolites. Insolites car, bien qu’étant de nature aléatoire, ils étaient mystérieusement connectés.
Le premier a eu lieu dans la salle d’attente d’un coiffeur, en Italie. En feuilletant les nombreux journaux déposés sur une table basse, mon attention a été attirée par un texte de presse publié dans la rubrique La voix des lecteurs du journal La Piazzetta. Je dirais tout de suite que la bizarrerie qui m’a sauté aux yeux était la signature : Anonyme. Intrigué, j’ai lu le texte que je reporte ci-dessous.
Ah lune, si tu savais ! Je ne te crois plus. Je ne crois plus que, grâce à des émanations étranges et inconnues, tu puisses, pour ton bon plaisir, faire “monter” les salades ou “miter” le bois de hêtre à peine coupé. Je ne crois plus que le sort des bouteilles de vin entreposées dans des caves profondes où n’entrent ni lune ni soleil, ni vent ni poussière, ni été ni hiver, dépende de la surface plus ou moins illuminée de ton visage rond. Je ne crois plus à la “sagesse populaire” d’où générations de braves gens ont tiré, et tirent encore, des relations de cause à effet entre tes phases, lune, et le temps qu’il fera. Je ne peux plus croire que ta présence lointaine transmette jusqu’ici de mystérieuses vibrations, bénignes ou malignes. Et même au risque d’offenser des siècles d’honnête crédulité, je suis maintenant contraint, lune, à te considérer pour ce que tu es : un énorme caillou, plus ou moins illuminé, et rien d’autre.
Anonyme
Tout était étrange dans ce texte. Le style raffiné ; les pensées non conventionnelles ; la signature. Mais l’élément qui m’avait le plus frappé était la sincérité presque douloureuse des “Je ne crois plus” répétés inlassablement par le chroniqueur anonyme. Quelle pouvait être la raison qui avait poussé cet “Anonyme” à remettre en question tout un ensemble de croyances populaires auxquelles des millions d’hommes et de femmes de bonne volonté croyaient aveuglément ?
Le deuxième fait, tellement inhabituel qu’il m’en donne encore froid dans le dos, m’est arrivé quelques mois plus tard, toujours en Italie, dans la salle d’attente d’un vétérinaire pour petits animaux.
Sur l’inévitable table basse, outre le quotidien régional fraîchement imprimé, il n’y avait qu’un vieil exemplaire de La Piazzetta. En première page, bien en vue, un petit encart prévenait les lecteurs que :
Ce soir, sur TeleCollina, un journaliste spécialisé interviewera l’auteur anonyme du texte publié dans notre numéro 17 qui a suscité un si grand émoi et un si grand nombre de commentaires de la part des lecteurs. Nous prévenons les téléspectateurs que la personne interrogée a demandé et obtenu de répondre aux questions à visage couvert.
Je l’avais manqué. Heureusement TeleCollina m’a informé de l’existence d’un podcast gratuit. Ayant obtenu le podcast, je l’ai regardé avec intérêt, je l’ai fidèlement transcrit et j’en reproduis le verbatim ci-dessous.
***
Intervieweur. Pourquoi insistez-vous à vous exprimer de manière anonyme ? N’avez-vous pas le courage de vos opinions ?
Anonyme. Je connais bien le “Peuple de la Lune”. En Italie ils sont des dizaines de millions. Parmi eux, il n’y a pas que des femmes au foyer et des retraités. Il y a aussi des professeurs, des intellectuels de gauche, des lecteurs de Repubblica, des banquiers, des syndicalistes, des artisans, des ingénieurs, des avocats, des notaires, des pacifistes, des cardinaux, des prix Nobel, des chansonniers, des usuriers, des alpinistes, des gardes forestiers, des rédacteurs en chef de revues de montagne et de mer… Vieux et jeunes, hommes et femmes, riches et pauvres. Les croyances lunaires sont le liant transversal de la société italienne. Ceux qui soutiennent ouvertement les idées que je défends – en réalité, nous sommes un petit groupe qui vit dans la clandestinité – s’alièneraient l’ensemble de la société italienne. Mais il y a pire. Dans les rangs du Peuple de la Lune se cachent des fondamentalistes – de véritables talibans – qui ont juré de châtier fermement ceux qui ne partagent pas leurs croyances lunaires. Ils ont certains bâtons de noisetier ! Et je n’ai pas l’intention de les essayer sur mon dos. Je suis un libre penseur, pas un martyr.
Intervieweur. Très bien ; comme vous le voyez, nous avons accepté vos conditions. Pour aller droit au but, et si je vous ai bien compris, vous niez en bloc que les différentes phases de la lune puissent influencer de nombreux processus naturels, tels que ceux relevant de la physiologie végétale : semis, croissance, transplantation, germination… ; ceux relevant de la physiologie humaine : croissance des cheveux et des ongles, cycles ovariens, sexe des enfants à naître, fertilité, cicatrisation des plaies… ; ainsi que d’autres processus atmosphériques et industriels : le temps qu’il fera, la “prise” du ciment, la blancheur du linge, l’enrichissement de l’uranium naturel… Est-ce vrai ?
Anonyme. Oui.
Intervieweur. Sur quelles bases fondez-vous votre “non-croyance” ? Avez-vous des preuves scientifiques que les phases de la lune n’ont aucun effet sur, par exemple, la croissance des laitues, ce qui, par contre, a été maintes et maintes fois démontré ?
Anonyme. Et vous, possédez-vous des preuves scientifiques que ces effets soient réels ?
Intervieweur. Beaucoup. Un récent sondage montre que 98,83 % des personnes interrogées, tirées au sort, le croient. De plus, les effets lunaires sont retenus factuels et indiscutables par un grand nombre de maraîchers, par nos aînés, par Frère Devin, mais surtout par la “sagesse populaire” qui a peu de chances de se tromper. Convaincu maintenant ?
Anonyme. La sagesse populaire veut que pour éloigner un rhume il n’y a pas meilleur remède que d’avoir un marron d’Inde dans la poche ; que pour guérir les orgelets il faut regarder dans une bouteille d’huile d’olive extra vierge pressé à froid ; que pour se débarrasser des verrues on doit jeter une feuille de laurier d’un pont ; et que pour ne pas attraper de vilaines grippes il est impératif de porter une patte de lapin séchée sous le gilet.
(L’Intervieweur et l’Anonyme campaient sur leurs positions respectives, et l’interview aurait pu durer des heures. Le temps d’antenne n’étant que de vingt minutes, l’Intervieweur décida alors qu’au lieu de s’attarder sur des questions secondaires, il fallait lancer tout de suite l’attaque suprême et imparable.)
Intervieweur. Je vois que vous vous réfugiez dans la caricature pour éviter la confrontation. Bien. Dites-moi donc : vous qui ne croyiez pas à la lune, croyez-vous, ou pas, au phénomène des marées ? Croyez-vous, ou pas, que la lune soit capable de soulever un océan de plusieurs mètres ? Ou auriez-vous le courage de dire que la lune n’a rien à voir avec les marées ?
Pourquoi êtes-vous si silencieux maintenant ? Vous vous sentez piégé, n’est-ce pas ? Vous qui semblez avoir réponse à tout, répondez un peu aux questions sur les marées… (longue pause). Qu’en est-il ? Les marées ?… Hein ?… Hein ?… Vous savez très bien que vous ne pouvez pas répondre “non”. Et donc, si la lune est capable de soulever de plusieurs mètres un océan entier, elle peut très bien faire monter la sève des chicorées, des radis et du persil.
Pourquoi ne répondez-vous pas ?
Anonyme. Oh, mon Dieu ! Les marées ! Vous aussi, comme tous les autres ! Qu’est-ce que c’est ? Le mot de passe du Peuple de la Lune ? D’accord… oui… oui : la lune intervient dans le phénomène des marées.
Intervieweur. Vous voyez que ce n’était pas si difficile ! Vous admettrez donc que la même force lunaire qui provoque les marées peut aussi faciliter la croissance des légumes !
Anonyme. Non, malheureusement je ne l’admets pas.
Intervieweur. Je vous demande pardon ? Voulez-vous continuer à discuter ?
Anonyme. Le problème est que la force lunaire qui provoque les marées est la force de gravitation.
Intervieweur. Merci pour cette information. Je ne vois pas où est le problème. La même force gravitationnelle qui tire l’océan entier vers le haut peut tirer vers le haut la sève vitale des feuilles de laitue. Ou peut-être avez-vous d’autres sophismes en réserve ?
Anonyme. Le problème est que la force gravitationnelle lunaire est due à la “masse” de la lune. C’est la masse de la lune qui exerce une attraction gravitationnelle sur les masses océaniques, provoquant ainsi leur élévation.
Intervieweur. Bravo ! Trente sur trente, avec mention “ très bien”, en physique ! Mais je ne vois toujours pas où est le problème : la masse de la lune qui soulève les océans peut donc soulever la masse de l’eau contenue dans la laitue !
Anonyme. Oui, cela semble logique, je dois l’admettre ; mais il y a un deuxième problème. La masse de la lune reste toujours la même : qu’elle soit entièrement éclairée (comme dans la pleine lune), qu’elle soit à moitié éclairée (d’un côté ou de l’autre, comme dans les deux quarts de lune), ou qu’elle ne soit pas éclairée du tout (comme dans la nouvelle lune). Et donc, en poursuivant le fil logique, si la masse de la lune devait attirer vers le haut la sève de la laitue, elle devrait l’attirer autant en pleine lune qu’en nouvelle lune, autant en lune décroissante qu’en lune croissante. C’est-à-dire, indépendamment des phases de la lune. Le contraire de ce que prétend le Peuple de la Lune, auquel vous semblez avoir décidé de prêter main forte.
(Le raisonnement semblait correct. L’attraction lunaire exercée sur tout objet terrestre ne pouvait pas dépendre du fait que la surface lunaire soit plus ou moins éclairée. Il fallait l’admettre. Mais l’Anonyme semblait déterminé à poursuivre son argumentation.)
L’argument précédent suffirait à conclure que les prétendus effets des phases lunaires n’ont rien à voir avec le phénomène des marées. Mais allons de l’avant, il y a encore mieux.
Vous savez que le phénomène des marées est un phénomène périodique : marée haute, marée basse, marée haute, marée basse… Pendant la marée haute, la surface de l’océan monte, pendant la marée basse elle descend, et ainsi de suite. Sans entrer dans les détails du pourquoi de ce phénomène, je voudrais attirer votre attention sur sa “durée”. Vous savez bien, en effet, que le temps entre deux marées hautes – ainsi qu’entre deux marées basses – est d’environ douze heures. En d’autres termes, si à une certaine heure d’un jour donné il y a une marée haute, six heures plus tard il y aura une marée basse, six heures plus tard une marée haute, six heures plus tard une marée basse… et ainsi de suite. En conclusion : si l’effet de la lune sur la croissance de la salade, des cheveux ou des ongles dépendait du même type de force lunaire que celle qui provoque les marées, la salade, les cheveux et les ongles devraient croître pendant six heures, diminuer pendant six heures, croître à nouveau pendant six heures, diminuer pendant six heures, et ainsi de suite. Rien à voir donc avec les phases de la lune qui, comme vous le savez bien, se succèdent avec une période de 29,5 ou 27,3 jours selon que l’on prenne un système de référence géocentrique ou sidéral. Vous me suivez ? En bref, s’il est vrai que la lune a quelque chose à voir avec les marées, les phases lunaires – si chères au Peuple de la Lune – n’ont absolument rien à voir avec les mêmes.
(Une sourde colère commençait visiblement à monter dans les yeux de l’enquêteur. L’Anonyme se comportait comme un je-sais-tout le prenant pour un idiot, et avec lui tout le Peuple de la Lune. Selon son raisonnement, il ne pouvait donc y avoir de relation entre les marées et les effets biologiques des phases de la lune. Un négationniste, donc ; certainement un complotiste, peut-être même un terreplatiste. L’Intervieweur avait compris que pour ne pas perdre la face, il devait arrêter l’entretien et faire des recherches supplémentaires. Le problème était qu’il fallait pouvoir l’interrompre…).
On pourrait encore abonder dans ce sens. Vous savez qu’à certains endroits de notre pays – comme par exemple sur les côtes bretonnes – la marée haute fait monter l’océan de plusieurs mètres, plus de quinze parfois, alors qu’à d’autres endroits – comme par exemple sur les côtes de la Méditerranée – la différence entre la marée haute et la marée basse n’est que de quelques centimètres. C’est étrange, n’est-ce pas ?
Mais il existe un phénomène encore plus étrange. Sur les mêmes côtes bretonnes, là où l’océan souffre si paradoxalement de la puissance d’attraction de la lune, le niveau des lacs, des étangs et des piscines, imperturbable, ne bouge pas d’un millième de millimètre. Pourquoi ?
Écoutez-moi : oubliez les marées. Il s’agit d’un phénomène parfaitement explicable d’un point de vue physique, mais très complexe ; et je ne voudrais pas vous ennuyer avec des explications techniques où, en plus de la force de gravitation universelle, il faudrait faire intervenir d’autres forces, comme la “force de Coriolis” que vous ne connaissez probablement pas, la rotation de la Terre, la force centrifuge, la profondeur des océans et, plus généralement, la géométrie des océans et des continents. Quoi qu’il en soit, si le principe qui détermine la croissance des légumes était le même que celui qui détermine les marées, comme vous le dites, en Bretagne devraient pousser des salades hautes comme une maison à trois étages ! Ha haha ! Ne m’en voulez pas : je plaisante…
Intervieweur. Cessez d’être insolent et admettez une fois pour toutes qu’il existe encore des phénomènes inconnus, et que ce constat est partagé par de nombreux scientifiques d’un calibre bien supérieur au vôtre. Ou allez-vous me dire que tout est connu, que tout est explicable, qu’il n’y a plus de poches de mystère ?
Anonyme. Ah ! Le mystère ! L’énigme ! L’arcane ! Les vibrations surnaturelles ! Si le Peuple de la Lune s’exprimait toujours en ces termes, tout serait plus facile. Le problème est que chaque membre de ce peuple, tôt ou tard, fait sortir les marées de son chapeau. Cela vous est aussi arrivé. C’est une chose extrêmement irritante. C’est pourquoi j’ai voulu m’attarder un peu sur le phénomène physique des marées : pour vous convaincre que ce phénomène n’a rien à voir avec les prétendus effets des “phases” de la lune. J’espère avoir réussi à vous convaincre.
Intervieweur. Très bien, je retire le sujet des marées. Mais le mystère reste entier. Alors pourquoi nier en bloc, comme vous le faites, que les phases de la lune, grâce à quelque influx mystérieux, puissent influencent les processus naturels ? Je connais des personnes, dignes de la plus grande confiance, qui peuvent fournir des données irréfutables sur ces effets. Il existe même des livres entiers qui parlent des effets de la lune sur les cultures. Si vous êtes d’accord, je me documenterai plus complètement et nous nous rencontrerons à une date ultérieure, à ce même endroit. Accepteriez-vous donc un deuxième entretien ? Un deuxième échange de vues ? Un deuxième débat animé ?
Anonyme. Avec plaisir ; à la condition, toutefois, que nous ne parlions plus de marées. Est-ce que ça va ? Mais d’abord, veuillez lire le poème suivant, que j’ai trouvé dans l’édition 1997 du Calendrier du Jardinier Provençal. L’auteur s’appelle M. Dulard, de l’Académie des Beaux-Arts de Marseille, Le poème a été écrit en 1761. Nous sommes donc en France, il y a deux siècles et demi. C’est le moment magique de Lumières.
C’est du fond du terrain plus ou moins consulté,
que dépend l’abondance ou la stérilité ;
c’est là leur origine et leur cause certaine,
pas la forme inégale et l’influence vaine
du globe lumineux qui préside à la nuit
et règle les travaux du laboureur séduit.
Préjugé ridicule, erreur héréditaire
dont le peuple niais est encore tributaire ;
que la saine physique apprend à dédaigner
et des esprits pourtant, ne peut déraciner.
Les deux dernières lignes sont particulièrement belles, n’est-ce pas ? Comme vous le voyez, les deux “peuples”, celui du rationalisme et celui de la superstition, se sont déjà affrontés dans le passé et je ne pense pas qu’il soit possible d’arriver à un accord maintenant. Malheureusement, il ne nous reste que de choisir un des deux camps.
Intervieweur. Ne vous inquiétez pas. Je sais où aller pour trouver les arguments qui forceront même un sceptique comme vous à changer d’avis. Je vais m’en aller dans les montagnes pour interviewer de vieux Occitans qui voient des choses que nous ne voyons pas, qui entendent des choses que nous n’entendons pas, et qui jouent des petits accordéons magiques qui convainquent même les plus sceptiques. Me permettez-vous de savourer ma victoire dès maintenant ?
Anonyme. Mais bien sûr ! Et, me permettez-vous de vous raconter une anecdote qui m’a été rapportée comme vraie ?
Intervieweur. Je vous écoute.
Anonyme. Un trappeur de fourrures se prépare à affronter le grand hiver canadien dans une cabane en rondins dans le nord du pays. À côté de la cabane se trouve un tas de bois prêt à être utilisé.
Un vieil Indien enveloppé de fourrures passe par là. « Hé, Chef ! L’hiver sera-t-il dur ? » lui demande le trappeur.
Le vieil Indien regarde à droite, regarde à gauche, secoue la tête pensivement, puis répond : « Hiver rigoureux ! »
Je ferais mieux de couper un peu plus de bois, pense notre chasseur. Et son tas de bois s’élève et s’élargit d’un bon mètre.
Quelques jours passent, puis, un matin, voici à nouveau le vieil Indien enveloppé de peaux. « Hé, Chef ! L’hiver sera-t-il dur ? » lui demande le trappeur.
Le vieil Indien regarde à droite, regarde à gauche, secoue plusieurs fois la tête, pensif, puis répond : « Hiver très rigoureux ! »
Je ferais mieux de couper encore plus de bois, pense notre trappeur. Et son tas de bois s’élève et s’élargit encore de deux bons mètres. Ça devrait suffire, se dit le trappeur. Ce n’est pas le premier hiver que je passe dans cet endroit et je n’ai jamais eu un tas de bois aussi énorme.
Mais voici qu’un autre matin, le même vieil Indien arrive du même chemin enneigé. « Hé, Chef ! L’hiver va-t-il être dur ? », demande le trappeur.
Le vieil Indien regarde à droite, regarde à gauche, secoue fièrement la tête, inquiet, puis répond : « Hiver très, très, très rigoureux ! »
Le trappeur, étonné, s’approche alors du vieil homme et lui demande : « Vous voyez certainement des choses que nous ne voyons pas et vous entendez des choses que nous n’entendons pas. Dites-moi donc, Chef : quels sont les signes mystérieux de la nature qui vous font prévoir un hiver exceptionnellement rigoureux ? »
Le Chef est vieux et voûté, mais son visage est noble et son discours solennel : « Quand Homme Blanc couper beaucoup de bois, hiver très rigoureux ! ».
Intervieweur. Rira bien qui rira le dernier ; ne l’oubliez pas ! En avant, Peuple de la Lune ! Nous allons triompher ! A notre prochaine réunion, alors ?
Anonyme. Avec plaisir. Ah, j’oubliais : cela vous dérangerait-il si la prochaine interview pouvait avoir lieu le huitième jour de la lune décroissante, ascendant Sagittaire ? On dit que c’est le moment le plus propice pour des discussions honnêtes et sans préjugés.
***
Bien entendu, j’ai consulté tous les numéros de La Piazzetta après l’interview. Rien. Silence radio. Une pierre dessus. Une pierre tombale. Visiblement la rédaction de l’hebdomadaire avait décidé de censurer l’entièreté des commentaires qu’elle avait reçus. Il y a des arguments qui, pour un “bien” supérieur, il faut garder secrets. Pandora en sait quelque chose.
Planaient dans l’air les non-dits les plus variés, mais tous de ce type : “Que le malheureux épisode de scepticisme lunaire soit vite oublié”, “ Tentative de trouble à l’ordre publique via la diffusion de fake news”, “Retournons à la sérénité d’avant”, “Répétons tous en chœur, et sans hésitation, que les phases de la lune ont un effet marqué sur le monde dans lequel nous vivons”.
En fait, la pensée dominante de l’Intervieweur avait balayé la pensée “complotiste et terreplatiste” du chroniqueur Anonyme. Et ceci sans avoir recours aux bâtons de noisetier chers aux fondamentalistes de la Lune.
Et moi ? Je dois admettre que tout au long de l’interview, mon esprit s’était toujours tenu du côté du bel esprit voltairien du l’Anonyme masqué, du négationniste lunaire.
Et pourtant… Je me souviens avoir lu dans les colonnes de Margutte que Dames Maddalena et Gabriella avaient personnellement communiqué avec la Lune qui s’était silencieusement introduite dans leurs respectives chambres à coucher. Maddalena était même parvenue à intercepter les dialogues intimes entre la Lune et la Montagne. Elle les avait peints avec sensibilité, mais, par respect, elle ne les avait pas transcrits. Nous ne saurons donc jamais ce que Lune et Montagne s’étaient dit.
Sans compter les nombreux autres interlocuteurs mineurs qui, tous, ont reporté dans leurs écrits leurs escapades nocturnes avec Dame Lune : Saint François, Dante, Pétrarque, Arioste, Leopardi…
Mais alors… y a-t-il vraiment quelque chose de non-minéral dans notre fidèle satellite ? Quoi ?
Parfois, dans mes moments de faiblesse, de plus en plus fréquents, j’aimerais pouvoir me cacher moi aussi, bien au chaud, dans les replis du Peuple de la Lune ! Mais je ne parviens pas à le faire… pas encore… pas encore…
Pour l’instant, je me suis limité à ajouter dans le titre un point d’interrogation entre parenthèse, dans l’espoir qu’il parviendra à en atténuer un peu l’amertume.
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